Coming to terms (commentaire sur Cucumber, Banana, Tofu)
Après quelques années de semi-absence, le scénariste britannique Russell T Davies était de retour en ce début 2015 avec un projet triple: Cucumber, Banana et Tofu, diffusées respectivement sur Channel 4, sa petite sœur numérique E4 et le service en ligne 4oD.
Quinze ans après Queer as Folk, Davies écrit à nouveau un projet gay. Cucumber est centrée sur Henry qui va vivre une midlife crisis spectaculaire déclenchée par son refus d'épouser son compagnon après neuf ans de vie commune. Banana est une anthologie faisant des portraits de la diversité gay et lesbienne à partir de personnages tous aperçus dans Cucumber. Enfin, Tofu est un documentaire sur la sexualité qui revient sur les sujets abordés dans les deux séries.
Mais avant de vous en parler, je vais faire un détour par une anecdote personnelle.
J’ai dans mon catalogue de projets une série qui s’appelle Les Engagés, qui parle de militants de base, et dont l’arène principale est un centre LGBT. C’est une série pratiquement invendable dans le cadre du marché français actuel, à cause de son manque de diversité intrinsèque, mais aussi (surtout) d’un tabou culturel sur la représentation des minorités. Pratiquement invendable, mais qui me tient à cœur, et que je n’ai donc jamais vraiment lâchée, écrivant plusieurs versions du Pilote au fil des années.
Je me rappelle la toute première fois que j’ai pitché et fait lire Les Engagés à un producteur. C’était au début de 2011. Son retour contenait quelques compliments qui me firent plaisir à l’époque, mais restait dubitatif sur le cœur du projet. Parler des gays et des lesbiennes sous l’angle de l’activisme ? Alors qu’il n’y a plus vraiment de sujet ? Que l’homosexualité a cessé d’être un « douloureux problème » pour rencontrer une large acceptation ?
Deux ans après, des manifestations monstres envahissaient les rues de France pour s’opposer à l’ouverture du mariage aux couples du même sexe, prélude à un mouvement de fond qui irait jusqu’aux délires les plus irrationnels et l’invention du fétiche de la « théorie du genre ».
C’est ce qu’on appelle une position pas très clairvoyante.
Malgré cela, il est certain que cette gentille illusion ne fera que se renforcer une fois que la vague Manif pour Tous sera définitivement passée et que chacun pourra reconnaître que les mariages de couple du même sexe sont entrés dans les mœurs. Et pourtant...
En vérité, l’égalité des droits au regard de la Loi n’est que la première étape après laquelle tout reste à faire. Surtout, ce ne sera jamais fini. Se découvrir appartenant à une minorité au tournant de l’adolescence provoquera toujours des tourments intérieurs compliqués, même dans la société la plus inclusive et friendly du monde, une société dont nous sommes encore loin. Il faudra toujours un certain travail sur soi pour l’accepter. Coming to terms.
A certains égards, cette civilisation se drape de l’apparence de l’acceptation pour mieux vendre du sexe en tous lieux, à toute heure, à n’importe qui. En cela, elle peut même rendre les choses encore plus compliquées. D’autant que ce supermarché sexuel post-moderne, pour reprendre la métaphore classique que la série de Russell T Davies Cucumber file dans ses teasers, est encore plus présent chez les gays qu’ailleurs et impose une autre forme de pression normative : cultes de la jeunesse, de la beauté, et de la performance.
C’est précisément pour cette raison que Davies fait de son héro un britannique de 45 ans pas très sexy.
Il y a deux Russell T Davies. Le flamboyant et enjoué, aux histoires pleines d’espoir et de gens biens, celui qui ressortait le plus souvent dans Doctor Who mais aussi, dans une large mesure, dans Queer as Folk. Quant à l’autre Russell, c’est en fait celui que le premier sert à conjurer. Le pessimiste, celui qui constate que les humains ont beau être formidables, ils vous déçoivent souvent à la fin. Celui-là a écrit The Second Coming ou l’épisode Midnight.
A vrai dire, Davies n’est pas si schizo que cela. Le premier est toujours sous-jacent dans les œuvres du second et vice-versa. C’est une bonne part de ce qui fait la complexité et la richesse de son univers d’auteur. Cucumber est, il me semble, son œuvre le plus sur le fil entre ses deux facettes. J’ai parfois eu l’impression qu’à travers elle, Davies me regardait et me demandait ce que j’allais être. De quel côté j’allais faire pencher la balance. C’est, quelque part, l’impossible question posée par l’ultime épisode de la série sœur Banana.
Très conscient d’être abrasif et porteur de controverses, Davies place dans Cucumber la question de l’égoïsme (ou, plus précisément, du fait d’être égocentré) très clairement au cœur de son propos.
Le premier épisode plante cette grille de lecture : Henry est un être abominablement égocentré qui fait du mal à Lance, son petit-ami de neuf ans, mais aussi à peu près à tous ceux qui l’entourent.
Ce questionnement sur l’égocentrisme traverse à peu près toute l’œuvre de Davies, qui écrit quelque part dans The Writer’s Tale que tout le monde est égocentré. Henry l’est-il davantage que Nathan Maloney où Stuart Alan Jones de Queer as Folk ? Que Rose Tyler qui plantait son mec magistralement dans le tout premier épisode de Doctor Who et continuait à le traiter de manière déplorable par la suite ?
D’évidence, non. Il est juste moins sexy.
Est-ce que cela suffit à le rendre moins aimable ?
Henry aura beau en faire beaucoup pour se décoller cette étiquette, jusqu’à ouvrir sa maison pour tenter de construire une collectivité utopique, rien n’y fera. Chacun ne cessera de le voir comme un vampire de l’énergie des autres. Ce qu’il est en partie – mais ni plus ni moins que tout le monde.
Au terme de son parcours, Henry touche finalement la réponse, après en avoir été détourné par les accusations et les jugements sur sa personnalité (ceux des personnages, les nôtres...), et par sa propre culpabilité. Les difficultés de son rapport aux autres, dont l’un des symptômes est sa sexualité contrariée, il ne les résoudra pas dans l’effacement de soi que représentait l’étape du collectif.
Au contraire, ce qui peut ramener la paix entre lui et le monde, c’est l’introspection. Un travail sur soi nécessaire, malgré l’injonction à croire à une société post-gay dans lequel l’acceptation irait de soi.
Ce monde où tout est commerce noie sous ses slogans pseudos philosophiques, qui tiennent avant tout du message publicitaire, nos fragiles voix intérieures. Charge à nous de tendre l’oreille. Et d’entendre, enfin.
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