Netflix, Amazon & les autres : une disruption en cours ?
La montée en puissance extrêmement rapide de la production originale par des services de VOD – Netflix en tête, loin devant les concurrents Amazon, Hulu ou CanalPlay chez nous – a donné lieu à une couverture un brin hystérique, en France en particulier.
C’est, un peu, le produit d’un rouleau compresseur marketing plutôt bien huilé. C’est, surtout, la conséquence d’un problème ancien en France : la pertinence limitée de la grande majorité du journalisme média, la poignée de vrais spécialistes tendant à évoluer en périphérie du système plutôt que d’être des piliers de rédactions.
Entre la démence des papiers sur la révolution qui serait pour demain matin et la tentation de s’arc-bouter sur un déni des changements en cours, il est temps de commencer à trouver un juste milieu et d’analyser les répercussions de ce nouveau modèle sur les histoires et la manière de les raconter.
Le dialogue des contenus et des tuyaux
Car les changements technologiques majeurs se sont toujours accompagnés de conséquences sur la narration. Les séries sont comme un Phénix qui renaît de ses cendres à chaque grande évolution industrielle. Évidemment, nous sommes dans un monde fluide : certaines évolutions narratives précèdent la nouvelle technologie qui va permettre leur véritable essor. D’autres fois, au contraire, les conteurs retardent un peu.
Quand la télévision est apparue, elle s’est d’abord contentée d’importer des feuilletons radiophoniques à qui elle a simplement apporté des images (pauvres), en plus du son. Un observateur américain de 1954 aurait pu déclarer que la télévision était sans intérêt et n’apportait aucune innovation puisqu’elle se contentait de faire, avec le soap opera Guiding Light, de la radio filmée.
Essayons d’avoir un peu plus d’à-propos que cet observateur fictif.
Le caractère feuilletonnant des séries, par exemple, épouse de multiples évolutions techniques. Les séries des années 60 et 70 se bouclaient à chaque fois, et manquer un épisode ne nuisait en rien à la narration proposée. Après des expérimentations dans les années 70, les séries feuilletonnantes bourgeonnent au début des années 80 : on assiste à la création de soaps du soir, dans la foulée de Dallas, mais aussi à l’apparition d’un nouveau genre de séries-feuilletons que l’on doit à Hill Street Blues. Ces histoires « à suivre » doivent évidemment beaucoup à la massification de l’usage du magnétoscope vidéo dans les foyers.
A partir de la toute fin des années 90, une nouvelle innovation apparaît : le coffret intégral en DVD. Ce marché ne s’était jamais vraiment développé en vidéo cassettes, à quelques très rares exceptions près, du fait du volume imposant des coffrets et du déclin rapide de la qualité de la vidéo enregistrée sur une bande-magnétique longue-durée. Avec le DVD, la multiplication des intégrales de saison s’accompagne d’un nouvel essor du feuilletonnant, et de séries qui en font leur argument, comme 24. En parallèle, la programmation haut de gamme des chaînes du câble est apparue. Câble et DVD poussent dans la même direction.
Quand il écrivait et produisait The Wire, David Simon ne cachait pas que le meilleur moyen de voir sa série était de regarder rapidement une saison dans son intégralité (d’ailleurs, il s’assurait que les critiques reçoivent la saison complète avant son lancement sur HBO).
D’une certaine manière, Simon prenait alors son diffuseur et financeur en otage, puisqu’il acceptait l'argent de HBO pour produire une série qui n’était pas pensée pour une diffusion hebdomadaire, avec une conséquence claire : des audiences extrêmement faibles. Il fallait obligatoirement produire un chef d’œuvre, qui rapporte beaucoup en termes d’image, pour qu’un tel système soit viable. Ce qui a fonctionné sur The Wire ne s’est pas forcément reproduit. Simon lui-même fut ainsi prié d’emballer son Tremé avec une quatrième saison écourtée qu’il terminait en déclarant ‘‘je ne crois pas avoir démontré que je suis particulièrement à ma place à la télévision’’ et en se demandant s’il devait envisager de se consacrer à des séries limitées ou bien de quitter HBO pour un nouveau diffuseur en phase avec ses envies de fiction de niche.
Et maintenant ?
David Simon convenait que la forme de l’hyper-feuilleton telle qu’il la pratiquait n’avait plus guère sa place, même sur HBO qui s’en est détourné. Son travail aurait pu être une expérimentation formelle sans débouché, mais c’est le contraire qui se produit avec ce nouveau changement de paradigme technologique.
L’hyper-feuilleton n’est pas en contradiction avec Netflix c’est, tout au contraire, son modèle privilégié. Plutôt que de diffuser ses production en parallèle tout au long de l’année, il les offre séquentiellement, au rythme désormais d’une série par mois. L’hyper-feuilleton connaît donc un nouvel essor, avec des projets clairement conçus pour le visionnage glouton, comme le tout récent Sense 8, dont le premier épisode n’a aucun sens s’il est pris comme une entité narrative individuelle. Même les conventions narratives que The Wire respectait encore, comme celle de l’épisode Pilote, explosent.
L’essor de l’hyper-feuilleton destiné au visionnage glouton est facilité par le modèle économique de ces plateformes, le même que celui du câble payant. Netflix se fiche que l’on regarde toute ses séries : il suffit que chacun y trouve une série qui le passionne suffisamment pour rester abonné.
Le marché américain et ses déclinaisons globales poursuivent donc une progression vers l’individualisation, vers la fiction de niche, qui reste extrêmement difficile à mettre en œuvre sur les petits marchés locaux comme la France. Force est de constater qu’aujourd’hui, je me sens mille fois plus proche et concerné par les problématiques des personnages de Sense 8, une production américaine de niche pour un diffuseur global, que de ceux de mon marché local, pourtant supposés partager ma culture.
Cette tension débouchera-t-elle sur des évolutions structurelles majeures ? Plus que jamais, je ne vois pas comment les marchés locaux peuvent faire l’économie de la création de leurs propres fictions de niche. J’ai du mal à imaginer la série française survivre durablement sans l’apparition de formats conçus pour une diffusion à 22 heures (comme c’est le cas de Misfits ou Cucumber en Grande-Bretagne). Pour autant, on ne peut nier que les rentabiliser serait un challenge peut-être insurmontable.
Mais le sort de l’hyper-feuilleton n’est pas encore totalement tranché. Peut-il encore évoluer ? Surtout, a-t-il encore des marges de développement ? Certain s’interrogent sur le nombre de séries de ce genre qu’une personne lambda peut suivre. Game of Thrones existerait-elle dans un monde sans fiches Wikipedia récapitulant la pléthore de personnages secondaires ?
Cette interrogation, ainsi que l’écart créé entre deux livraisons de saisons par le mode de diffusion à la Netflix, accentue une autre évolution sensible depuis 15 ans. Les saisons deviennent des entités narratives de plus en plus indépendantes, pour des séries qui peuvent se réinventer d’année en année – certaines productions télévisuelles actuelles ressemblent davantage à des séries limitées avec plusieurs suites qu’à des narrations véritablement déployées sur le long terme. Ces ruptures favorisent parfois la désertion des spectateurs surtout quand des auteurs maladroits résolvent trop de conflits fondamentaux au terme d’une saison.
Un grand ralentissement
Il y a un changement dont la création originale des fournisseurs de VOD me semble un acteur prépondérant : un grand ralentissement des narrations de séries, qui était devenu absolument indispensable.
La première saison de Code Quantum date de 1989. 25 ans, ce n’est pas énorme : on a encore facilement le souvenir d’avoir suivi une des aventures de Sam Becket. Mais revoir un des premiers épisodes procure un choc. Prenez l’épisode 2x05 de novembre 1989, "Blind Faith". Sam arrive dans son corps de la semaine, découvre qu’il est un pianiste aveugle et fait connaissance avec l’environnement et les amis de cette personne. Il faut attendre la fin du premier acte pour qu’un enjeu narratif soit posé : la fiancée du pianiste risque d’être bientôt assassinée. Cela fait 15 minutes que l’épisode est commencé et l’histoire commence enfin. Elle ne sera pas particulièrement riche en rebondissement.
Depuis, les Networks se sont lancés dans une accélération furieuse qui a depuis longtemps atteint ses limites. Si réussir à poser enjeux narratifs, conflit émotionnel des personnages principaux, et assise thématique en moins de quelques minutes a du bon, le changement drastique de direction toutes les six ou sept minutes, rendus obligatoires par la multiplication des actes (il y a plus de coupures pub, plus souvent) produit des effets délétères qui rendent impossibles le récit intimiste. En sept actes sur l’ABC d’aujourd’hui, Angela 15 ans ressemblerait forcément à Gossip Girl. Tout le monde en est conscient, mais il faut beaucoup de pouvoir pour le faire accepter (comme celui de Chris Carter, qui a négocié avec le Network Fox de garder pour le revival de The X-Files l’ancienne structure en un teaser + quatre actes plutôt que celle des autres séries actuelles de la chaîne).
Le câble a contribué à freiner cette accélération du rythme des épisodes – même si un Mad Men est toujours plus rythmé qu’un Côte Ouest de 1980, et même si les séries les plus populaires (Breaking Bad, True Blood...) sont, là-aussi, celles qui se plient à une certaine vivacité du rythme, qui reste cependant équilibré.
En revanche, le câble n’a pas eu d’impact véritable sur une autre accélération : celle de l’installation des séries.
Imaginez qu’une série comme Côte Ouest n’a vraiment démarré qu’à la troisième saison, et que son pic de meilleure qualité commence avec la cinquième. A la fin de la décennie 80, il faut aussi compter en saisons, au pluriel (malgré un bon épisode çà et là) le temps que Star Trek : The Next Generation s’installe sur des bases solides. Les exemples sont légions de classiques qui, diffusés aujourd’hui, n’auraient pas survécu à leurs premiers mauvais épisodes.
Je ne veux pas sombrer dans la caricature : bien sûr qu’il vaut mieux réussir son développement pour arriver à l’antenne avec une série convaincante dès son Pilote. Reste que la série est une matière vivante, et que cela prend du temps à un showrunner pour découvrir ses acteurs et leur fournir du matériel cousu main, qui leur permettra de se transcender. Même ici, en France, le plus gros succès commercial du moment, Profilage, l’une des rares séries locales à allier un caractère grand public à un niveau élevé d’exigence, ne s’est pas faite en un jour. Ni même en une seule saison.
Sans doute qu’en désacralisant le Pilote pour le faire redevenir simple premier épisode, au terme duquel univers et, même, enjeux ne seront pas forcément tous posés, Netflix prend-il un risque en terme d’accessibilité de ses productions au grand public. Mais il ouvre une voie pour des concepts un peu plus complexes narrativement ou émotionnellement – ou au moins pour les installer d’une manière qui ne soit pas absurde et améliore leur chances de survie.
Devoir boucler leur mise en place en 42 minutes a totalement tué des propositions comme Flash Forward ou Last Resort en les condamnant au ridicule, les personnages étant sacrifiés pour qu’ils puissent se contenter de courir après des intrigues avançant à rythme défiant la logique.
Les formes pour réussir une installation posée sans pour autant tomber dans le coté brouillon des premiers épisodes de Sense 8 restent probablement encore à inventer. Ou réinventer : certaines solutions existent sûrement dans l’histoire de la télé, elles sont à exhumer et à réadapter à l’industrie du jour.
Si Lost a trouvé son public, n’était-ce pas aussi parce que c’est l’une des dernières séries à avoir bénéficié d’un Pilote de 90 minutes ? (Même s’il a été diffusé en deux semaines à la télévision américaine, le Pilote de Lost est bien en terme d’écriture et de production un 90 mn dont la première partie ne présente pas une histoire complète.) Autre exemple : imaginez un peu le carnage qu’auraient été les débuts de Battlestar Galactica si elle avait dû poser son concept en un seul épisode, plutôt que la minisérie de 2x90’ à laquelle elle a eu droit.
En attendant ces perfectionnements, et aussi que le recul de quelques années permette de saisir plus globalement la manière dont Netflix et ses concurrent aura contribué à faire évoluer la narration des séries, force est de constater que les premiers signes visibles sont très positifs, et laissent entrevoir un renouvellement qui me semble très bénéfique pour le genre.