Ces démons qui dévorent (nouvelle)
A l'été 2004, le journal gratuit 20 Minutes organise dans chacune de ses éditions locales un concours "Nouvelles sur la Ville". Trois nouvelles étaient sélectionnées dans chaque ville et publiées tout au long d'une semaine, par épisode d'une page (un peu plus de 2500 signes). Les nouvelles devaient se dérouler dans -- et mettre en valeur -- la ville de l'édition.
J'ai écrit un texte livré un peu tard, pour la dernière semaine de publication. Je n'ai pas été sélectionné.
Le texte
Ces Démons qui dévorent contient donc cinq épisodes : Scène de Crime, Zone Industrielle, Protégez-moi, Véga Science, et Vies Brisées.
SCÈNE DE CRIME – En sortant de sa voiture, Arthur Caselli releva son col kaki en pestant contre le temps. Comme s’il était retenu prisonnier dans la vallée du Rhône, un nuage déversait des trombes d’eau en continu depuis trois jours. Caselli hâta le pas, et essaya d’éviter le regard du pauvre gars de la Police Municipale, trempé, qu’on avait posté devant la porte de la traboule. Lui s’y engouffra avec soulagement. Le long couloir débouchait sur une petite cour intérieure d’où partait un joli escalier. Sous celui-ci une entrée avait été aménagée vers ce qui était maintenant un local à poubelles. C’est là que se trouvait le corps.
Deux agents scientifiques étaient déjà penchés sur lui. Le premier, qui tournait le dos à Caselli, continua son travail. L’autre redressa la tête et le fusilla du regard. ‘‘Protections !’’, ordonna-t-il de sa voie assourdie par le masque qu’il portait sur le visage. Caselli fouilla dans sa poche pour en sortir les gants et le masque qu’il avait emporté, selon ses instructions. Le scientifique le regarda les mettre en place. Ceci fait, il se leva et se dirigea vers l’enquêteur. ‘‘Pierre Michaud. Je savais pas qu’on nous avait envoyé un jeunot’’. En fait, Caselli avait 34 ans. En faire presque 10 de moins lui conférait suffisamment d’avantages dans sa vie sociale – s’il convenait d’appeler ainsi ses multiples rencontres nocturnes – pour qu’il s’accommode des inconvénients professionnels. ‘‘Inspecteur Caselli’’, répondit-il, ‘‘apparemment on a quelque chose de particulier sur les bras.’’ Michaud leva un sourcil évocateur : ‘‘Plutôt, oui !’’.
Il contourna le corps et son collègue, ouvrant le chemin à Caselli qui, pour la première fois, se trouvait en position d’observer la victime en détails. Les chairs étaient attaquées, dévorées. Le visage, en particulier, était dans un état atroce. ‘‘Il avait des papiers sur lui?’’, demanda Caselli, songeant aux problèmes d’identification. Mais Michaud dissipa cette crainte en hochant la tête, avant de commencer à exposer les faits. ‘‘C’est un agent chimique qui est responsable. Nous aurons plus de détails une fois les analyses terminées.
– Quelque chose dans les poubelles ?
– Non, nous n’en avons trouvé aucune trace sur, ni dans les poubelles, ni même nulle part ailleurs dans tout le local. C’est ce qui nous a logiquement dirigés vers la thèse du meurtre.’’
Caselli hocha la tête silencieusement. Il écouta distraitement Michaud lui expliquer que cet agent avait agi de manière foudroyante : la victime était décédée moins d’un quart d’heure après l’exposition. Soudain, il lui coupa la parole : ‘‘Personne n’a rien entendu?
– La gorge a été la première cible. Les cordes vocales ont été détruites en quelques instants.
– Je comprends pas. Si quelqu’un a contaminé ce type, on aurait du en retrouver des traces quelque part ailleurs que sur le corps, non ?
– Effectivement, Inspecteur... On aurait du.’’
A SUIVRE...
ZONE INDUSTRIELLE – Le corps ravagé de la nouvelle victime reposait sur un lit de feuilles mortes. Détournant son regard résigné, Arthur Caselli fixa le Dr Pierre Michaud. Le scientifique tiré à quatre épingles soutint son regard un instant avant de prendre la parole. ‘‘J’ai quand même une bonne nouvelle. L’analyse complète des résultats de l’autopsie de la victime de la traboule est tombée ce matin.
– C’est pas des rapides, chez vous. Ça fait 9 jours.
– Je parle de mises en corrélation assez compliquées. L’agglomération lyonnaise comporte 22 usines à risques majeurs, d’où pouvait éventuellement provenir un tel acide. Mais celui-ci est très particulier. Une seule de ces usines est susceptible d’en contenir suffisamment pour provoquer de tels dommages.’’
Caselli haussa un sourcil circonspect. Depuis le début de cette affaire, c’était bien la première fois que quelque chose paraissait simple. ‘‘Je me disais justement que le moyen idéal pour passer mon après-midi serait d’aller respirer de l’air industriel. J’ai dépassé mon quota de nature, ce matin. Vous me faxez les infos.’’
Il se leva et frotta ses mains sur ses genoux afin d’éliminer les traces d’herbes et de feuilles. Il écarta une branche de buisson et se fraya un chemin pour retrouver le sentier goudronné du Parc de la Tête d’Or. Tenus à bonne distance par le cordon de sécurité, des curieux idiots l’observaient en s’agitant.
La voiture de Caselli s’arrêta sur le coté de la route, le long du grillage, à deux pas du portail marquant l’entrée de Petro KCM, l’usine chimique qui aurait pu causer ces morts. Bien sûr, l’affaire était plus que bancale : les victimes avaient été trouvées en plein Lyon, sur deux sites distincts, à plusieurs kilomètres de là. Le Directeur de l’usine ne manqua pas de le lui faire remarquer dès les premiers instants de leur entretien. ‘‘Ecoutez, je suis conscient de ce que vous me dites, Monsieur’’, répondit Caselli. ‘‘Et, en l’état actuel des choses, je ne vous accuse de rien. Simplement compte tenu des données de mon enquête, je suis obligé de vous poser ces questions. Normalement, personne d’autre que Petro KCM ne devrait disposer de suffisamment de TX-327 pour organiser ces deux crimes.
– Je comprends. Mais sachez que cet agent nécessite la tenue de registres détaillés. Il vous sera facile de vérifier que pas une goutte de ce produit n’a disparu de cette usine.’’
Quelques instants plus tard, le Directeur produisait devant Caselli les dits registres. L’inspecteur demanda à voir l’endroit où le produit était stocké. Il occupait deux fûts métalliques de taille moyenne, à l’accès verrouillé, et eux-mêmes enfermés dans une pièce à l’accès limité. Caselli devrait faire vérifier les documents, mais son instinct lui disait que ce type disait vrai.
Il n’était pas plus avancé. Frustrant. Arthur se demanda si ce soir, il allait appeler Jennifer ou Nathalie...
A SUIVRE...
PROTÉGEZ-MOI – Arthur Caselli tendit le bras droit, mais il rencontra un obstacle allongé à ses cotés. Changeant de stratégie, il atteignit la lampe de chevet sur sa gauche. La lumière tamisée lui permis d’attraper sans peine le téléphone et, d’enfin, faire cesser la sonnerie. Un nouveau meurtre, encore. Son regard agacé se porta sur le visage de la femme a ses cotés, qui essayait de se rendormir. Ce n’était pas une de ses habituées. Jolie, elle valait la peine qu’il lui demande son numéro de téléphone avant de partir.
Une chose était sûre : ce tueur avait du goût. Au moins, il ne parcourait pas les décharges et les rues glauques pour son enquête. Cela dit, il allait vraiment falloir que ce tourisme mortel s’arrête, et vite. Ses patrons ne le lâchaient plus maintenant, et malgré tous les efforts déployés pour éviter les fuites, les médias allaient forcément arriver sur le coup maintenant. Trois meurtres, ça leur suffirait pour titrer sur un tueur en série. Et puis ce n’est pas comme si ce n’était pas effectivement le cas. Le soleil levant éclairait de couleurs mordorées l’amphithéâtre Odéon où s’afféraient déjà plusieurs hommes autour du corps dont, comme pour les autres, les chairs étaient rongées.
Caselli ne resta que peu de temps sur place. Il n’y avait pas d’éléments nouveaux. Rien qui puisse l’aider à faire sortir l’enquête de l’impasse. Il avait garé sa voiture juste devant la large grille. Il actionna son bip pour déverrouiller les portières. Mais avant qu’il ne puisse monter, quelqu’un l’interpella : ‘‘Inspecteur Caselli?
– Lui-même, répondit-il sèchement. Est-ce qu’il peut vous aider?’’
Face à lui se trouvait une femme d’une cinquantaine d’années, aux cheveux roux mal arrangés, l’air sévère... et apeuré. ‘‘Cela dépend. Est-ce qu’il peut me protéger ?’’
Sa curiosité piquée au vif, Caselli se fit soudain plus disponible. ‘‘Vous protéger de quoi ?’’ demanda-t-il.
La femme tourna la tête vers les théâtres romains. D’ici, on ne voyait rien pourtant. Elle se dit qu’il était probablement encore pire de seulement imaginer. ‘‘De celle qui a fait ça à Guy.
– Vous connaissiez la victime?
– Oui, lui et les autres.’’
Caselli se passa les mains dans les cheveux en fronçant les sourcils. Rien dans son enquête n’avait mis en évidence de lien direct entre les victimes. Elles étaient toutes scientifiques, généticiens, mais n’avaient ni étudié, ni travaillé ensemble et ne semblaient pas se connaître. La femme sembla cerner son désarroi. ‘‘Vous n’y êtes pour rien Inspecteur. Aucune investigation n’avait de chances de mettre à jour le lien entre nous quatre. C’était un secret bien gardé depuis le départ. Il l’a été encore plus quand les choses ont mal tourné.
– Le tueur... Vous savez qui c’est?
– Bien sûr... Bien sûr, Inspecteur. C’est nous... C’est nous qui avons créé ce qu’elle est.’’
A SUIVRE...
VEGA SCIENCES – L’Inspecteur Caselli arrêta sa voiture à l’adresse indiquée par son témoin. Par le rétroviseur, il regarda la femme, installée à l’arrière. Le docteur Suzanne Vestion fixait sombrement l’immeuble moderne et blanc, sans ouvrir la bouche. Elle rencontra son regard dans le miroir. ‘‘Vous savez, Inspecteur, cela n’a rien de facile de se frotter à ses démons’’. Il hocha la tête. Il savait.
Depuis qu’elle s’était présentée à lui, depuis qu’elle lui avait demandé de la protéger, Caselli avait du arracher chaque parcelle d’information à la généticienne. Mais, sans préavis, elle se mit soudain à parler : ‘‘Ils nous ont contacté il y a presque trois ans. L’explosion de l’usine AZF à Toulouse avait suscité l’émotion et provoqué l’inquiétude, ici comme ailleurs. Et Lyon a plus que sa part d’usines à haut risque.
– Je m’en suis rendu compte pendant cette enquête, oui.
– C’est l’une de ces usines qui a contacté Vega Sciences. Ils cherchaient un moyen de se prémunir des risques. La solution logique – délocaliser l’usine dans une zone non-urbaine – ils n’en voulaient pas. Alors il restait une possibilité. Immuniser la population contre l’agent chimique utilisé dans l’usine...
– Le TX-327, l’acide qui a rongé les chairs de vos trois collègues,’’ avança Caselli.
Dans son esprit, certaines pièces du puzzle commençaient à s’assembler. L’entreprise chimique avait contacté Vega Sciences, le laboratoire devant lequel il était garé, pour leur confier un contrat, celui de créer cette immunité. Dans l’atmosphère d’émotion de l’époque, qui appelle toujours la paranoïa, ces recherches devaient rester secrètes. C’est pour cela que n’étaient mentionnées nulle part l’engagement des quatre généticiens, qu’il n’avait pas pu faire le recoupement. Mais des questions restaient sans réponse. Pourquoi ces meurtres ?... Et comment?
‘‘Vous quatre, réfléchit tout haut Caselli, vous étiez généticien. Vous cherchiez à bidouiller le code génétique pour créer cette immunité.
– Nous avons réussi à mettre au point une thérapie génique dont nous espérions des résultats. Ces techniques sont expérimentales, elles ne fonctionnent que rarement. Nous ne soupçonnions pas quels seraient leurs effets. Nous avons créé un monstre, Inspecteur. Elle est immunisée contre le TX-327, mais au-delà de cela, elle est devenue le TX-327. Elle le crée. Elle peut le répandre.
– Elle peut s’en servir pour tuer...’’
Voilà pour le comment. Restait le pourquoi.
La main tremblante de la jeune femme se posa sur le reflet de son visage dans le miroir. Ses doigts suivirent la courbe de ses cernes profonds, de sa joue au teint gris. La douleur se réveilla dans son estomac. Sa peau sèche se plissa durement lorsqu’elle grimaça. Elle poussa un soupir. La fin était proche. Elle tiendrait sa promesse. Elle ne mettrait pas un pied dans la tombe avant qu’ils n’y soient tous les quatre.
A SUIVRE...
VIES BRISÉES – L’Inspecteur Arthur Caselli était assis sur un fauteuil voltaire pourpre, qu’il avait tourné vers la porte. Il écrasa son mégot et, une seconde, se sentit coupable devant le cendrier plein, se rappelant que Suzanne Vestion lui avait demandé de ne pas fumer chez elle. Mais cela faisait plus de deux jours qu’il occupait les lieux, attendant Claire Andréani dont il savait qu’elle finirait par venir. Il ne restait plus que Suzanne et elle aurait éliminé tous ceux qui avaient fait d’elle un cobaye.
Depuis que la scientifique lui avait fait ses révélations, pour pouvoir être protégée, Caselli avait creusé le sujet. Il avait découvert que le père d’Andréani, ancien directeur de Petro KCM qui avait engagé un laboratoire pour ces recherches, avait été la première victime de sa fille. Mais, au sein même de l’usine, sa mort du fait de l’acide qu’elle utilisait en quantité était évidemment passée pour un accident.
Il entendit du bruit à la porte. Après quelques instants, il remarqua l’odeur, et la fumée qui s’en dégageait. La poignée et le bois qui l’entourait étaient rongés par de l’acide. Il fronça les sourcils. Cela ne correspondait pas au modus operandi de la jeune femme. Jusqu’ici, Andréani n’avait laissé aucune trace derrière elle.
Quand elle poussa finalement la porte, il comprit. L’autre question sans réponse de l’affaire, celle du mobile précis des meurtres, trouva du même coup une réponse. Claire Andréani était mourante, ravagée par un mal intérieur qui, il le savait comme elle, avait été provoquée par la mutation subie par ses gènes. On avait voulu la rendre résistante à l’acide utilisé par l’usine. Aujourd’hui, l’acide était en elle, était créé par elle. Elle s’en servait pour tuer. Mais son immunité n’était pas sans limite : le produit, en contact permanent avec elle, l’avait rongée de l’intérieur. Un an après sa thérapie génique, la jeune femme était mourante. Elle s’arrêta devant lui : ‘‘Qui êtes-vous ?
– Inspecteur Arthur Caselli, répondit-il. On m’a chargé de cette enquête.’’
Une expression d’horreur s’inscrivit soudain sur le visage de Claire. ‘‘Elle n’est pas là...’’ souffla-t-elle en s’écroulant à genoux sur le sol.
Caselli soupira. ‘‘Vous ne la tuerez pas, Claire. Mais elle a du tout avouer pour être protégée. Elle sera jugée pour ce qu’elle vous a fait, de même que les dirigeants du laboratoire, ceux qui ont engagé les quatre chercheurs.
– Ca n’est pas la justice, souffla Claire.
– Si, justement. Sur cette Terre, c’est la seule qui vaille. Mais je comprends votre envie de vengeance. Je l’ai en moi aussi.’’
Claire eut un rictus de mépris, et ce fut la dernière expression qu’elle afficha jamais. Elle laissait Caselli seul avec ses démons intérieurs. Il sortit son portable, prêt à appeler une des filles qui défilait dans son lit. Mais il se ravisa. Il était temps d’appliquer ses propres conseils. Le manque d’amour de sa mère, il s’en était suffisamment vengé.
FIN
Sullivan Le Postec,
Juillet 2004