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11 Jan

D8 – La rediffusion des séries Canal est-elle un échec ?

Publié par Sullivan Le Postec  - Catégories :  #PAF, #Séries, #Télévision, #Article, #D8

D8 – La rediffusion des séries Canal est-elle un échec ?

Ce devait être un des piliers de la programmation de D8, la ‘‘nouvelle grande chaîne’’ de la TNT, après son rachat par le groupe Canal+ (annoncé en septembre 2011 et devenu effectif en octobre 2012). Mais dans les faits, de « Braquo » à « Engrenages », la rediffusion des fleurons de la Création Originale de la chaîne cryptée ne fait pas d’étincelles à l'audimat.

Pour le lancement de la case série française, D8 avait misé sur la série qui avait longtemps été le plus gros succès commercial de Canal+ : « Braquo », créée par Olivier Marchal. C’est la diffusion de la première saison qui avait permis à la case de la Création Originale de Canal+ de passer un cap en termes d’audience. Par la suite, les coffrets DVD de la saison s’étaient vendus comme des petits pains.

Le lancement de la rediffusion « Braquo » n’avait pas été sans sa petite polémique, à cause de la stratégie de double programmation de D8 : version censurée le jeudi soir en première partie de soirée, version intégrale après 23 heures le lundi.
Le pari a d’abord semblé réussi. Les deux premiers épisodes, diffusés le 11 octobre, avaient franchi le cap du million de téléspectateurs, signe d’un très gros succès sur la TNT. Si les audiences ont légèrement décliné par la suite, passant sous le million dès le quatrième épisode, la moyenne de la première saison s’est établie à un niveau très correct : 990.000 téléspectateurs (1).

Mais, plombées par une stratégie de programmation étrange (ainsi que par la nouvelle direction artistique passablement hystérique, et parfois involontairement comique, initiée par Abdel Raouf Dafri ?), les audiences de la saison 2 ont connu une forte chute.

Après une semaine de pause, « Braquo » est en effet revenue sur l’antenne de D8 le 15 novembre pour une soirée enchaînant à la suite les quatre (!) premiers épisodes de la deuxième saison. Je suppose, mais il faudrait le vérifier, que les monteurs du producteur Capa Drama et D8 n’ont pas trouvé le moyen de retravailler les épisodes 2x03 et 2x04 de sorte qu’ils puissent franchir la barrière du prime-time.

De toute façon, le CSA a jugé dans une intervention issue de l’assemblée plénière du 27 novembre 2012, publiée le 7 janvier 2013 sur son site, que l’ensemble des épisodes de cette version plus soft de « Braquo » auraient du être signalés en catégorie III (déconseillé aux moins de 12 ans) en raison, justifie le Conseil, ‘‘de l'atmosphère très sombre de cette œuvre, de la tension permanente entre les personnages, de sa violence psychologique et de la crudité de son langage’’.
Or la diffusion de programmes de catégorie III n’est autorisée en première partie de soirée qu’à titre exceptionnel. Quand une majorité d’épisodes d’une série sont classés en catégorie III, le CSA considère qu’elle doit être interdite de prime-time et diffusée dans son ensemble après 22 heures (même s’il n’y a pas de raison qu’un enfant de moins de 12 ans soit devant la télévision un soir de semaine après 20h45...).

Comme il n’y a pas de modèle économique de fiction de deuxième partie de soirée en France, la régulation du CSA interdit donc, de fait, la naissance d’une série française adulte et réaliste (la quasi intégralité de la production HBO et Showtime, et une bonne part des séries de 22 heures des chaînes en clair américaines entrant dans la catégorie III). Quand le régulateur tire le système vers le bas, il est probablement temps de se poser des questions sur son rôle et sa (son absence de) stratégie. Mais pour l’instant, le CSA y échappe.

Mais revenons aux audiences de la rediffusion de « Braquo » sur D8. Elles sont donc en forte baisse : de 660.000 téléspectateurs pour le meilleur épisode à 470.000 pour le plus bas. La moyenne de la saison 2 s’établit à un petit niveau : 590.000 téléspectateurs.

Hier soir, jeudi 10 janvier 2013, D8 lançait l’autre série vedette de Canal+ : « Engrenages ». Le résultat s’inscrit dans la tendance de la deuxième saison de « Braquo » : 600.000 téléspectateurs malgré une concurrence assez faible, notamment du coté des chaînes historiques. D8 s’est classée sixième chaîne de la TNT, derrière NRJ12, TMC, W9, NT1 et France 4 (tous les chiffres et programmes de la concurrence sur Ozap).
Pourtant, D8 avait mis toutes les chances de son coté en zappant la première saison de la série, reconnaissant qu’elle était médiocre et bébête – mais aussi inutile à la compréhension des saisons 2 et suivantes.

A l’automne, les responsables de D8 avaient supposé que le succès un peu inattendu de « Ainsi Soient-ils », elle aussi diffusée le jeudi soir, sur Arte, avait fait de l’ombre à leur case de rediffusion des Créations Originales de Canal+. Force est de constater que le problème n’était pas là.

A mon sens, cette stratégie de la rediffusion est un échec. Non seulement les téléspectateurs ne suivent pas vraiment, mais la presse peine à renouveler deux, trois ou quatre ans après, l’enthousiasme un peu sur-joué qui accompagne le lancement d’une saison inédite sur Canal. Il faut dire que le paysage des séries françaises évolue beaucoup depuis 2005 -- et donc les séries vieillissent vite.
Cet axe de programmation ne permettra clairement pas à D8 d’être en position de force sur la TNT et de prendre l’ascendant sur la concurrence. Et il n’y a peu de chances que les choses s’arrangent une fois que ces rediffusions vont concerner des séries moins commerciales que les grosses machines policières (« Pigalle la nuit » est annoncée prochainement).

Il faut dire que cette stratégie n’est pas parfaitement cohérente. Il aurait fallu, pour qu’elle puisse espérer fonctionner à plein, creuser un sillon de luxe et de rareté pour les séries originales de Canal+. Ce qui n’est guère compatible ni avec la sortie de l’intégrale des saisons dans les trois jours suivant la fin de la diffusion télé (encore moins dans des coffrets dont l’emballage est d’entrée de gamme et le prix réduit), ni avec les rediffusions déjà intervenues sur Jimmy, chaîne câblée du groupe.
Au contraire, aux États-Unis, la stratégie d’HBO consiste plutôt à ne sortir une saison en DVD que près d’un an après sa diffusion originale, en soutien de l’arrivée de la saison suivante à l’antenne, et à soigner le produit aussi bien sur le plan du packaging que des bonus. Tout concourt à communiquer le sentiment qu’une série HBO est une œuvre qui mérite le même genre d’édition collector qu’un classique du cinéma, et pas le tout-venant de la télé, à la limite du programme de flux (les éditions DVD des émissions des Nuls ou des compiles de sketches d'Antoine de Caunes sont plus soignées que les coffrets des créations originales, c'est tout de même un comble !).

Si D8 veut vraiment devenir la chaîne numéro 1 de la TNT, et plus certainement encore si elle ambitionne à terme de chatouiller France 3 et M6 (qui se situent toutes les deux autour de 10% de part de marché), elle devra forcément lancer des créations spécifiques.

Cet objectif qui, en France, parait encore démesurément ambitieux n’est pas, en réalité, irréalisable. De fait, le mouvement est en marche. Le service public a retrouvé le rôle de défricheur et d’agent favorisant la montée en gramme qui devrait toujours être le sien, puisque France 4 a lancé l’écriture de plusieurs projets de 10 épisodes de 52’ pour son prime-time.
Rappelons qu’en Grande-Bretagne, où la taille du pays, le système de production (saisons courtes de 6 à 12 épisodes) et les budgets sont équivalents aux nôtres, la TNT est riche de séries originales depuis cinq ans déjà. En maîtrisant les coûts tout en maintenant un haut niveau d’ambition, les chaînes digitales britanniques ont produit des « Skins », « Misfits », « Being Human » ou encore « The Thick of It ». Depuis peu, même le satellite anglais (groupe Sky) a lancé une politique de production originale très ambitieuse. C’est dire notre retard !

Les choses sont donc simples et se résument à deux questions. Le groupe Canal + a-t-il vraiment l’ambition d’instaurer dans l’univers de la télévision en clair une véritable concurrence, disparue avec la Cinq à la faveur de l’entente entre TF1 et M6 ? Et si oui, est-il prêt à se donner les moyens (financiers et créatifs) de cette ambition ?

Les réponses auront un impact immense sur le paysage télévisuel français, qu’elles provoquent sa transformation, ou qu’elles accompagnent son déclin.

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(1) Tous les chiffres sont repris sur ce site consacré à la série.

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