La pauvreté de la critique des médias en France, principal enseignement du "Jeu de la Mort"
S'il n'a pas remporté le succès d'audience que la chaîne espérait, «Le Jeu de la Mort», diffusé par France 2, a généré un vrai buzz (partagé entre la discussion autour de la thèse de l'émission, et les suites du débat mouvementé qui a suivi le documentaire de Christophe Nick, et renouvelé par le dépôt d'une plainte ubuesque par deux élus socialistes). La principale qualité de l'émission a été de remettre en lumière la fameuse expérience de Stanley Milgram. Celle-ci montre que, face à une autorité qu'ils estiment respectable, la majeure partie des gens sont prêts à suivre des ordres leur demandant de torturer un autre individu.
En revanche, l'émission de France 2 ne nous a rien appris du tout sur la télévision, alors que c'était là son intention initiale. Tout juste peut-on conclure qu'un plateau de télévision et son animateur sont en mesure de jouer le rôle d'autorité représenté par des scientifiques universitaires dans l'expérience de Milgram. Encore que, vu la lourdeur du dispositif en place - le candidat constate que le travail de dizaines de personnes repose sur lui - on peut se demander si une animation de super-marché faisant appel à autant de personnes n'aurait pas aboutit au même résultat. A la différence prêt qu'on y aurait alors pas injecté autant de fantasmes et de préjugés, et que l'on nous aurait probablement évité un couplet sur le totalitarisme du super-marché...
Le documentaire de Christophe Nick est tellement raté que, pour se raccrocher à la commande, c'est à dire parler du pouvoir de la télévision, il doit faire appel à tout ce qu'il entend dénoncer. On aura notamment relevé dix minutes d'introduction hyper-manipulatrices, faisant passer un tour de magie idiot avec balle à blanc pour une véritable roulette russe diffusée en direct, mais aussi le recours constant à un expert scientifique. Celui-ci, en bonne autorité à la Milgram, nous livre tout au long du documentaire une lecture pré-pensée, jusqu'à la conclusion parfaitement édifiante parce que dénuée de fondement. «Le Jeu de la Mort» se gargarise du plus haut pourcentage d'individus ''soumis'' dans son expérience que dans l'expérience originelle. Il en tire une conclusion définitive sur le pouvoir néfaste de la télé, cachant sous un mouchoir les multiples autres facteurs pouvant l'expliquer bien plus logiquement : présence d'un public, lourdeur du dispositif, évolution de la société depuis les années 60, pour en nommer quelques-uns.
Le principal intérêt du «Jeu de la Mort» est peut-être qu'il est symptomatique de l'extrême faiblesse de la critique française de la télévision, qui ne connaît pas ce qu'elle s'emploie à dénoncer. Christophe Nick évoque la télé-réalité, alors même que l'émission de son documentaire «La Zone Extrême» n'en est pas: c'est un simple jeu façon «Maillon Faible» ou «Zone Rouge», aux règles épicées au-delà du crédible. Alexandre Lacroix, le rédacteur en chef du magazine partenaire de l'émission, Philosophie magazine, dont le dossier du dernier numéro se demande «La télé nous rend-elle mauvais?», admet quant à lui n'avoir jamais possédé de télévision depuis ses 18 ans. Ils sont à peu près aussi crédibles qu'un Finkielkraut vouant aux gémonies Internet, sur lequel il a surfé deux fois cinq minutes.
Ils illustrent la manière dont la crique des médias de masse en France n'a jamais été plus loin qu'une vision fondée sur l’incapacité du téléspectateur à se défendre lui-même de la télévision et de ses messages ou influences potentiellement néfastes.
Cette vision primitive et peu nuancée de la télévision a, dans un premier temps, eu certains aspects positifs: c'est l'époque des réalisateurs de fiction communistes de l'ORTF, qui éduquent/élèvent les masses en se voyant comme des transmetteur de vraie/bonne culture. Mais la démarche n'est pas dénuée d'une certaine condescendance envers le peuple, et de mépris pour les cultures populaires. Cette vision n'a pas changé quand est intervenu le tournant des années 80 et de la privatisation, elle a simplement été mise aux services d'autres intérêts, financiers, auxquels on ne peut guère trouver de noblesse. Les capitalistes a la tête des chaînes privées ont alors mis en œuvre une télévision vouée à rendre disponible le cerveau de ses téléspectateurs. Avec de gros sabots.
Cela se voit notamment dans les recettes de notre télé-réalité, qui, par rapports aux équivalents anglo-saxons, est très rudimentaire et infantilisante, tant pour les candidats que les spectateurs. Mais la télé-réalité française n'a pas cinq ans quand Endemol réalise qu'elle ne peut pas, comme elle l'imaginait, faire gagner à tous les coups le candidat de son choix. C'est ainsi que Pascal Nègre se retrouva fin 2005 à signer un chèque d'un million d'euros d'avances sur recettes à Magalie Vaé, tout en sachant pertinemment que de recettes, il n'y en aurait jamais.
Le téléspectateur, même le fan ado de la Star Ac' qui écrit en langage sms sur son Skyblog, s'avère à même de se rendre compte qu'on essaye de le manipuler, à coup de montages grossiers ou de relookages qui viennent à point nommé pour nourrir la storyline d'un candidat-chenille transformé en star-papillon par la magie de TF1. Pire, il verse parfois dans la totale théorie du complot, qui fait rire quand on se penche un peu sur l'amateurisme branlant des productions Endemol.
Il y a une vision alternative de la télévision, qui décrit le téléspectateur comme une personne active et capable de discernement. Les gens qui participent aux jeux et aux télé-réalités, et ceux qui les regardent, sont intelligents. Ils prennent du recul par rapport à ce qu'ils voient, perçoivent les grosses ficelles tirées depuis les coulisses. Et ils en jouent.
«Le Jeu de la Mort» de France 2, tout focalisé qu'il est sur sa thèse, passe à coté de certains éléments. En premier lieu, personne ne mentionne le fait que les candidats assument explicitement, lors de leur rendez-vous avec le producteur qui pitche le concept du jeu, le personnage qui leur est donné. «Ah, c'est moi qui suis le méchant!» s'exclame l'un, «Je joue le bourreau», dit l'autre.
La télé-réalité est une forme de fiction, jouée par des acteurs-candidats qui improvisent sans réellement connaitre le script, en partie écrit après coup, au montage. Et cela, tout le monde le sait. Il n'y a personne, pas un téléspectateur, qui prend au premier degré l'expression télé-réalité. Personne sauf ceux qui ne la regardent pas, ne la connaissent pas, n'ont pas la télé!
La vision alternative évoquée plus haut s'incarne dans les cultural studies qui prennent naissance dans les années 60 en Grande Bretagne, et se développent aux États-Unis dans les années 70. De manière amusante, ces cultural studies se basent notamment sur les travaux de philosophes français tels que Deleuze ou Foucault. Mais la pensée des cultural studies a mis énormément de temps à arriver en France, n'émergeant que très progressivement à partir de la seconde moitié des années 90, notamment autour de l'analyse des séries télévisées. Cette sous-culture là était alors en train de s'imposer comme une forme culturelle majeure de son époque, et commençait, avec beaucoup de difficultés, à s'infiltrer dans les interstices qu'elle trouvait ouverts dans l'Université.
C'est que la France est caractérisée par la prédominance de la ''culture de l'élite'' et le mépris de toute forme de culture alternatives et populaires. Les élites françaises, en faisant la promotion exclusive d'une culture figée et passéiste, et en marginalisant les formes diverses de cultures de masse, n'ont même pas réalisé qu'elles organisaient le déclin de la culture française et de sa capacité à se diffuser dans le monde. La pauvreté globale, malgré le travail de refondation en cours, des séries françaises, tout comme celle de la variété musicale, en sont des témoignages.
Il est temps de prendre du champ et de sortir d'un discours diabolisant, caricatural et terriblement contre-productif sur les médias et la culture de masse. Des discours qui évitent de se poser des question autrement plus dérangeantes sur la violence des systèmes politiques et économiques dans lesquels nous vivons. La télévision n'est pas monolithique. Outre qu'elle véhicule de multiples discours, elle est souvent polysémique: chaque téléspectateur peut y plaquer sa vision du monde, sa culture politique, son interprétation. Si l'on veut bien arrêter de prendre les téléspectateurs pour des couch-potatoes victimes et passives, alors on peut espérer faire retrouver à la télévision française le niveau qui devrait être le sien.
* * *
Au sujet de cette émission, j'ai participé au dernier numéro du podcast du site Season 1 dont une partie de l'émission est consacrée à un débat sur cette émission et à la question de l'influence et du pouvoir de la télévision. C'est à écouter ici.