Réseau (a)social (Critique de The Social Network)
The Social Network est en ce moment dans toutes les salles. Courrez-y, et vous vous vanterez dans vingt ans d’avoir vu ce classique au cinéma la semaine de sa sortie. Et après, éventuellement, vous pourrez lire ce billet.
Je crois que ce qui m’a le plus frappé dans The Social Network, grand film, classique instantané, c’est la manière dont il fait une fois de plus la preuve de la capacité phénoménale des américains, ou des anglo-saxons, à se pencher sur le passé immédiat et à en faire le bilan, à le traiter et écrire l’Histoire à la volée. Les années 2000 ont à peine eu le temps de se terminer qu’elles sont déjà là synthétisées, disséquées, analysées, de manière complète, et subtile, et convaincante. Épatant.
Construire son ascenseur social
The Social Network, c’est l’histoire d’une société où l’on parle constamment du mérite, du travail et des récompenses que les efforts peuvent offrir, mais où l’ascenseur social est, en vérité, totalement en panne. Une société où la réussite ne va quasiment qu’à ceux qui l’avaient déjà, qu’aux rentiers, héritiers et autres insiders.
Et, dans cette société-là, une nouvelle technologie, dont le développement a été si rapide et si spectaculaire que les tenants du pouvoir n’ont pas pu, ou su, l’anticiper, ouvre un bref instant une fenêtre d’opportunité à des génies qui sont aussi les exclus d’un système économique et social fermé. Au début du film, pendant que Mark Zuckerberg invente Facemash, la première pierre de l’édifice Facebook, son travail frénétique est monté en parallèle d’une grande fête spectaculaire et un peu décadente, donnée à Harvard. Une fête où lui et ses colocataires ne sont pas. Parce qu’ils n’ont pas été invités. Ils ne sont pas riches. Ils ne sont pas dans un club prestigieux. Au sein du système encore largement héréditaire de Harvard, ils ne sont rien.
Zuckerberg arrive juste au bon moment. Suffisamment tôt pour que la porte soit encore ouverte. Suffisamment tard pour profiter de l'expérience d'un Sean Parker (inventeur de Napster, qui doit aujourd'hui être totalement inconnu à quelqu'un de moins de 25 ans, ce qui montre la rapidité des évolutions de ce secteur), le double charismatique et rock n'roll de Zuckerberg, qui n'a pas su rester en selle tandis que le système lui faisait subir un rodéo pour éjecter l'intrus qu'il était.
Facebook, c’est le biais inventé pour s’intégrer dans les réseaux sociaux privilégiés par un type à l’empathie atrophiée, un handicapé de la relation sociale incapable de l’envisager autrement que de façon utilitaire.
Non, pas vraiment pour s’intégrer. La motivation de Zuckerberg est plus rageuse et ambiguë et c’est ce qui le rend intéressant. Il veut se placer en haut de la pyramide. Et pour cela, il lui ‘‘suffit’’ de déplacer la sociabilité sur son terrain à lui, celui du World Wide Web. D’y créer son propre club de prestige. Et d’y régner. Les traits de la personnalité de Mark Zuckerberg qui font de lui un être si peu doué pour la relation à l’autre dans la vraie vie, sa vision cynique, utilitaire, auto-centrée des relations, sont précisément ceux qui vont se révéler des atouts redoutables pour imposer Facebook et en faire une société estimée à 25 milliards de dollars...
On finit par prendre Zuckerberg en sympathie, un peu à son corps défendant. Mais on comprend de la même manière les agissements des protagonistes qui s’opposent à lui, Eduardo Saverin et les frères Winklevoss. The Social Network est un film sans méchant où tout le monde a raison! Ce qui le rend d'autant plus psychologiquement violent.
Un film de
Un scénario de Aaron Sorkin. Réalisé par David Fincher. Fait rare, la promotion française a mis les deux crédits à égalité sur les affiches, sur la même ligne, dans la même taille de caractère. Le travail de Sorkin est crédité à sa juste valeur. Ce scénario, d’une qualité exceptionnelle, d’une technicité époustouflante, est salué comme il doit l’être. C’est le Aaron Sorkin des grands jours, celui des épisodes les plus puissants de The West Wing, une série qui, elle aussi, avait pour principe de faire passer son ‘‘action’’ «cinématographique» quasi-exclusivement par les dialogues.
Le flot verbal participe cependant de la création de personnages formidables, fantastiques dans leurs nuances, leur complexité. Le refus du manichéisme d’Aaron Sorkin est impressionnant. D’autant plus que The Social Network commence sur une longue scène entre Mark Zuckerberg et la jeune fille qui va bientôt le larguer. Une scène aux dialogues brillants qui pose clairement, férocement, Zuckerberg comme un connard absolu. Et, comme le dit Sorkin, au moment de la fin du film, «on a envie de lui faire un câlin», quand bien même on l’a vu faire des tas d’autres saloperies plus ou moins outrageantes au fil de deux heures qui passent sans la moindre seconde d’ennui (même au second visionnage).
Incroyablement dynamique, le scénario de Sorkin entrecroise les lignes de temps, les scènes commencées au beau milieu d’une conversation et les ellipses, et se montre pourtant d’une clarté limpide. Fascinant.
Malgré cela, le tropisme franco-français idiot consistant à zapper totalement le scénariste pour n’évoquer que le réalisateur a conduit certains médias à parler de The Social Network en mettant le nom de Fincher à toutes les sauces. D’où en retour, une certaine crispation tout aussi erronée qui voudrait faire croire à un «film de» Aaron Sorkin qui aurait tout aussi bien pu être réalisé par n’importe qui d’autre que Fincher pour grosso modo le même résultat. Bullshit!
D’abord, et contrairement à ce qui a pu être dit ici ou là, les points forts de Fincher sont bien présents: la qualité technique du film est par-fai-te. Photographie, cadrage, découpage, montage, mixage sonore, le métrage est ciselé à la perfection. C’est cela, Fincher, avant certaines scories auxquelles il a été associé.
‘‘Il suffisait de trouver le moyen de filmer [les] dialogues [d’Aaron Sorkin] pour réussir le film,’’ a déclaré Fincher dans une interview au Monde.
N’importe qui n’aurait pas pu réaliser The Social Network comme David Fincher, parce qu’ils sont rares ceux à avoir cette humilité-là. Fincher, qui reconnaît qu’il «ne sait pas écrire», part du matériel qu’on lui donne et y réserve le meilleur traitement possible.
Pour autant que les passages de la caméra à l’intérieur des tuyaux dans Panic Room aient été décriés, la vérité est que personne aujourd'hui ne se souviendrait de Panic Room sans ces moments de pure virtuosité technique. Ce film avait absolument besoin de ça. The Social Network, comme Zodiac, est un scénario d'un autre calibre qui justifie un traitement différent.
Plus que les prouesses visuelles dont il est capable, plus que le caractère irréprochable de sa technique cinématographique, c’est précisément parce qu’il sait faire cette distinction-là, et donc servir au mieux les scénarios qui lui passent entre les mains pour en faire les films les plus réussis possibles, que David Fincher est un très grand réalisateur, parfaitement égal au grand scénariste qu’est Aaron Sorkin.
D’ailleurs, Sorkin confie que c’est Fincher qui, arrivant tout juste sur le projet, a imposé au studio que le scénario de The Social Network ne passe pas par le process habituel de notes et de ré-écritures auquel sont soumis les films hollywoodiens, un process qui aurait amoindri la singularité du script.
Et puis The Social Network, c’est aussi une direction d’acteur époustouflante, parce que tout génial qu’il soit, le scénario de Sorkin n’aurait pas, sans cela, réussi à rendre Zuckerberg étrangement attachant. Cette direction d’acteur est au cœur du projet de réalisation de Fincher sur ce film. The Social Network est un film financé par un gros studio, qui a coûté pas mal d’argent, parce que David Fincher a souhaité prendre trois semaines pour répéter avec les acteurs, et une durée très confortable de trois mois de tournage, qui a permis de multiplier les prises: jusqu’à 99! Le budget a payé ce temps.
La fameuse scène d’ouverture dans le bar a requis à elle seule deux nuits complètes de tournage, et des dizaines de prises jusqu’à atteindre la parfaite nuance. C’est réussi, et sans la moindre déperdition d’énergie...
Pour finir, un mot est nécessaire à propos de la formidable bande-son composée par Trent Reznor (de NIN) et Atticus Ross. Chef d’œuvre ultra-contemporain qui sert le film à merveille parce qu’on y retrouve le même niveau de subtilité, d’énergie et de noirceur qui caractérisent tant l’écriture que la réalisation.
Quelques éléments dignes d’intérêt :
- Conférence de presse filmée avec Aaron Sorkin qui évoque son travail d’écriture et les principaux acteurs du film qui reviennent sur la responsabilité d’interpréter des personnages réels et les multiples prises effectuées sur ce tournage. A voir ici.
- Interview de David Fincher au Monde. A lire ici.
- Interview de Trent Reznor à propos de la musique du film. A lire ici.