Trouble vision de l'avenir
La mobilisation née de la création d'Edvige continue. Aujourd'hui, la pétition ouverte le 10 juillet compte près de 50.000 signatures, dont 300 organismes ou associations. Un dossier de Têtu récapitule les données de la polémique. J'attire en particulier l'attention sur le dernier élément, un entretien éclairant avec Sophie Nerbonne, directrice adjointe des affaires juridiques de la Cnil.
L'Etat fiche militant et activistes? Rien de neuf disent certains. Signalons quand même la différence majeure que constitue l'institution officielle de ce fichier et des critères qu'il est censé collecter.
Cela dit quelque chose de l'état du pays quand le gouvernement décide que l'homosexualité, qu'officiellement on ne renseignait plus depuis plus de vingt ans -- comme le rappelle Alain Piriou, une génération de militants s'est battue pour ça -- est à nouveau un critère qu'on considère utile. Tel militant est homosexuel? Séropositif? Génial, mettons-le sur sa fiche!
Et à vous le plaisir d'imaginer ce qu'on fera de cette information aujourd'hui ou demain. Ce n'est pas un petit symbole. Et parler simplement de symbole, c'est déjà partir du principe que ce type de données a continué d'être collectée non-officiellement par des organismes d'Etat, ce qui en soi reste à prouver. Ne serait-ce que parce que les policiers sont les premiers à dire que cela ne leur viendrait pas à l'esprit: dans leur travail quotidien, ça ne sert à rien.
Ai-je besoin de pointer l'évidente question : cela sert à quoi alors?
Tout cela suffit à choquer, sans même avoir à rentrer dans l'indignité que constitue le fait de ficher des gens qui pourraient "potentiellement" causer des troubles à l'ordre public (beau message encore, que de dire que militer, contester, de quelque façon que ce soit, c'est troubler l'ordre public) dès l'age de 13 ans. C'est à vomir.
On constate là le retour du motif déterministe de Sarkozy. Délinquant d'un jour, délinquant toujours. Inutile donc de développer quelque réponse que ce soit qui aille au-delà du trio détection - fichage - emprisonnement. Caractéristique ultime d'une société désespérante parceque désespérée, terreau du glissement fascisant dont nous sommes désormais les témoins quotidiens.
L'autre "intérêt" de cette affaire, c'est aussi de montrer la vision ultra-communautariste à l'oeuvre derrière l'inclusion de ce type de données. Et si on me connait un peu, on sait que je ne suis pas de ceux qui hurlent au loup à chaque fois qu'est mentionné le terme communauté -- et que j'ai plutôt longtemps critiqué le républicanisme fanatique français, normatif et aliénant.
D'aucuns tempèrent l'indignation en laissant entendre que tout laisse à penser que ces critères seront "sûrement" enlevés suite aux protestations. Peut-être bien. Reste qu'après l'alerte Ardoise il y a quelques mois, il y a un motif clair qui apparaît. A fortiori à partir du moment où cette protestation n'a pu naître que de la publication au Journal Officiel. Publication que le Ministère a tenté d'éviter. Sauf qu'il s'est trouvé des contre-pouvoirs pour le forcer à la transparence.
Lesquels? Ce type même d'autorités administratives indépendantes, comme la Cnil ou le CSA, que Guéant et autres conseillers du premier cercle s'emploient à remettre en cause, à discréditer, et à contourner depuis des mois.
Là encore, pour que j'en vienne à défendre le CSA, autorité intentionellement castrée et mise sous tutelle dès le départ, c'est dire à quel point le glissement opéré depuis un an est effrayant. Même l'ombre d'un contre-pouvoir fallot est devenue suspecte. Les avis pourtant simplement consultatifs de la Cnil embarassent parce qu'ils mettent en lumière ce qu'on aurait espérer faire en douce, à la faveur de l'été.
Dire que la France et les français ont passé des années à regarder de haut Bush, son Guantanamo ou encore Berlusconi. Le retour de ce dernier au pouvoir en Italie, et le constat que ça n'éveille guère qu'une indifférence à peine vaguement contrariée lorsqu'il se donne à lui-même une opportune immunité, est d'ailleurs révélatrice : quelle capacité de fascination pourrait encore avoir ce qui n'est plus qu'une version étrangère de ce que l'on a déjà à la maison?
Dire que la France et les français suivent aujourd'hui à moitié hilares l'effondrement actuel en Belgique, c'est à dire la conséquence ultime d'une politique du bouc-émissaire et de la stigmatisation communautaire appliquée à grande échelle. Cela tandis que s'accélère l'application en France des mêmes causes, qui ne pourront produire que les mêmes effets, adaptés à l'histoire et au fonctionnement politique de notre pays.
Comment on en est arivé là? On aimerait au moins un soupçon de lucidité au moment de chercher à répondre à ces questions.
Mais c'est décidemment trop difficile de remettre en cause une société pourtant visiblement déliquescente, terrifiée, désespérée et inconséquente. Non, s'il faut blamer quelque chose, ce sera l'absence d'un Grand Homme Providentiel, parfaitement chimérique.
Nous voilà, en tant que société, dans l'attente de celui qui par sa carrure et son charisme pourra convaincre qu'il est, à Lui seul, la solution. Et fermons les yeux sur la personnalité évidente de celui qui pourra convaincre une société aussi fondamentalement cynique que la société française d'avoir ces qualités. Tant qu'à faire, poursuivons le délire fascisant jusqu'à son ultime soubressaut.
Le futur fait trop envie! Je n'ai jamais de ma vie été aussi pessimiste sur l'évolution des choses à moyen terme... Mais j'espère vivre assez longtemps pour être là quand l'Histoire posera son regard sur les choses et gens d'aujourd'hui -- et me délecter de la cruauté avec laquelle elle le fera.