25 ans de « Humbug » : les coulisses d’un des plus importants épisodes de The X-Files
Il y a 25 ans, The X-Files s’acheminait vers la fin de sa deuxième saison. Après une première saison au succès modeste (mais suffisant pour surprendre son diffuseur, le network Fox), la série était en train de gagner en popularité. Elle allait bientôt devenir un phénomène. Et un épisode a joué un rôle important dans cette trajectoire, en ouvrant la série bien davantage qu’elle ne l’avait jamais été jusque-là. « Humbug », diffusé le 31 mars 1995, était le premier épisode ouvertement comique de la série, et le premier signé par un nouvel auteur, une voix singulière et l’une des plumes les plus identifiables et géniales de la télévision américaine : Darin Morgan. A cette occasion, je republie une version amendée du texte écrit en 2013, dans une série d’articles consacrée au vingtième anniversaire de la série, X-Files en 20 épisodes.
La ville de Gibsonton, en Floride, héberge de nombreux artistes de cirque quand ils ne sont pas en tournée. Lorsque l’homme-alligator est atrocement assassiné, Mulder et Scully enquêtent parmi les habitants, tous plus étranges les uns que les autres…
Scénario: Darin Morgan. Réalisation: Kim Manners. Première diffusion Fox (USA) : 31 mars 1995 ; première diffusion M6 (France) : 8 décembre 1995.
Un vide à combler
Au milieu de la deuxième saison, l’équipe des scénaristes de The X-Files se retrouve avec un grand vide à combler : Glen Morgan et James Wong quittent la série pour créer la leur, Space : Above and Beyond. Non seulement Morgan et Wong étaient identifiés comme les meilleurs auteurs de la série, ils étaient aussi très prolifiques : le duo avait eu le temps de signer onze épisodes, soit près d’un tiers de ceux produits jusque-là.
Pour compenser, Chris Carter recrute. C’est à ce moment de l’histoire de la série que Frank Spotnitz (futur créateur de The Man in the High Castle) et Vince Gilligan (Breaking Bad et Better Call Saul aujourd’hui) intègrent l’équipe et signent leurs premiers épisodes (qui sont aussi les premiers scénarios qu’ils écrivent pour la télévision).
Un autre auteur au profil atypique est engagé au même moment : le frère de Glen, Darin Morgan. Mais en réalité, Darin traîne dans les parages des bureaux de la production depuis le début de cette saison.
Darin Morgan essayait d’écrire des scénarios pour le cinéma. Mais cela fait un moment qu’on ne lui a pas commandé grand-chose, et aucun de ceux qu’il a écrit n’a été tourné. En 1994, il était fauché. Pendant l’été entre la première et la deuxième saison, son frère Glen lui suggéra de réfléchir à une idée pour The X-Files, qu’il pourrait transmettre à Chris Carter. Darin dit vaguement oui, sans faire de progrès évidents dans les semaines suivantes.
Mais après la défection d’un auteur, Glen Morgan et James Wong se trouvèrent obligés d’écrire rapidement un scénario de plus que prévu, le troisième de la saison, alors qu’ils sont déjà chargés du premier. Glen demanda alors à son frère d’essayer de développer une histoire autour d’un employé des postes. Darin proposa que l’homme soit rendu fou par des messages subliminaux apparaissant sur l’écran électronique de la machine de tri. Lorsque les délais se firent encore plus courts, Glen Morgan proposa à Darin de les rejoindre à Los Angeles pour l’aider lui et Jim Wong pendant la phase de boarding, pendant laquelle les scénaristes bâtissent les rebondissements scène par scène.
Darin suggère quelques idées, même s’il estime n’avoir laissé aucune marque sur l’épisode. De toute façon, Darin Morgan a rarement l’impression d’avoir réussi quoi que ce soit. David Duchovny dit de lui que « Darin Morgan ne se morfond pas pour faire genre. Il est torturé par le doute, pratiquement paralysé par ça et je pense que c’est ce qu’il a de plus charmant » [Not Just a Fluke: How Darin Morgan Saved The X-Files, par Jonathan Kirby, Pop Matters, 28 octobre 2007].
Mais Howard Gordon, devenu le numéro 2 de la série après le départ de Glen Morgan et James Wong, a entendu certaines de ses contributions. Quand il est question quelques mois plus tard de l’engager, Gordon appuie dans ce sens. Entre-temps, à force de zoner dans les bureaux de la production à Los Angeles, Darin Morgan est recruté pour interpréter le rôle du monstre mi-homme mi-ver du deuxième épisode de la saison, The Host, recouvert par une épaisse couche de maquillage. Ça faisait toujours un cachet de pris !
Scénariste embarqué
Cette proposition d’intégrer à plein temps un staff de scénaristes pourrait sembler une opportunité miraculeuse. Le premier instinct de Darin Morgan aurait sans doute été de refuser la proposition. « J’avais appris dans mon boulot précédent pour un studio de cinéma que je voulais vraiment être certain d’être capable de faire du bon travail quand j’acceptais d’écrire quelque chose. Et j’étais un scénariste si lent à l’époque que j’étais terrifié à l’idée d’être dans un atelier, où on a des deadlines spécifiques. Mais les gens de X-Files ont pris contact directement avec mon agent, et celui-ci a accepté pour moi. Ensuite, il m’a appelé et il m’a dit : ‘tu commences lundi. Ça fait un moment que tu n’as plus travaillé, il faut que tu recommence quelque part. Pourquoi pas là ?’ Je me suis dit qu’il y avait du vrai là-dedans. Dès que j’ai commencé, j’ai su que j’allais avoir des ennuis. J’essayais de voir ce que je pourrais faire pour trouver ma place. Heureusement, tout le monde a supposé que Glen me supervisait – mais c’était pas le cas. Il m’a laissé me débrouiller et inventer mes histoires » [Brother from another planet, par Paula Vitaris, The X-Files Magazine, 17 octobre 1996.].
Le problème de Darin Morgan, pour se faire sa place et trouver un pitch pour son premier épisode, c’est qu’il était principalement un auteur de comédies. Avant de disparaître sur le tournage de Space : Above and Beyond, son frère Glen lui fit passer une vidéo de l’artiste de cirque Jim Rose, en imaginant que son frère pourrait aussi s’inspirer de Freaks (Tod Browning, 1932) pour écrire un épisode dans cet univers. Mais Darin Morgan n’était pas sûr de savoir écrire un épisode traditionnel de X-Files : « Je n’essayais pas d’être loufoque. On ne m’avait pas dit d’écrire un X-Files drôle, » raconte-t-il. « J’ai simplement écrit un épisode qui aurait assez de moments effrayants, et qui serait assez étrange pour être un X-Files, et où la comédie serait assez bonne pour qu’ils la laissent passer. C’est ce qu’ils ont fait. Je ne sais pas écrire autre chose que des comédies » [Making Humbug, par Paula Vitaris, Cinefantastique, octobre 1995].
S’il semble serein après coup, à l’époque, Darin Morgan s’enferme dans on bureau, et panique à l’idée de se faire virer à peine arrivé. Frank Spotnitz occupe le bureau d’à côté. Recruté au même moment, il est déjà en train d’écrire son deuxième épisode, et se demande un peu ce que fait l’autre nouveau que personne ne croise. Comparant les deux frères Morgan, Chris Carter explique : « Ce sont deux voix très originales. Glen a ses propres talents remarquables, et il travaille bien à l’intérieur du système. Darin, il me semble, travaille en dehors » [Darin Morgan makes a move to ''Millennium'', par Mike Flaherty, Entertainment Weekly, 21 novembre 1997].
Mais le moment de faire circuler son scénario arrive inévitablement. C’est à ce moment là que tout aurait pu changer. « Je pensais que rendu à l’épisode 44, nous avions gagné le droit de souffler, » expliquera plus tard Chris Carter. « Je pensais que les gens apprécieraient une pause dans la tension et la paranoïa. Et ce n’était pas si éloigné que cela de The X-Files, même si le ton était différent. On traitait toujours de choses assez flippantes. Le studio était nerveux à propos de Humbug, mais le plus nerveux d’entre tous était probablement le réalisateur Kim Manners, qui m’a confié avoir eu une attaque de panique quand il a réalisé qu’il était sur le point de s’attaquer au premier X-Files comique » [Making Humbug, par Paula Vitaris, Cinefantastique, octobre 1995].
En réalité, Chris Carter édulcore les choses. Le studio et la chaîne sont carrément opposés à ce que la série produise cet épisode. Trop différent. Et s’il abîmait une marque qui semblait en train de s’établir. Chris Carter prend une soirée pour y réfléchir. Le lendemain, il a décidé qu’il ne pouvait pas ne pas tourner Humbug : il admire trop le talent d’écriture de cet auteur singulier. « Il a un tel don, c’en est effrayant ! » s’exclamera Carter deux ans plus tard. [Darin Morgan makes a move to ''Millennium'', par Mike Flaherty, Entertainment Weekly, 21 novembre 1997]
Un classique
Au final, Darin Morgan signe avec Humbug quarante-cinq minutes rares, incroyable d’inventivité et de tendresse pour ses personnages de freaks (un peu moins pour Mulder, que Darin prend déjà, affectueusement, en grippe en brocardant le ‘‘putain de beau mec’’). Comme c’est souvent le cas des chefs d’œuvre, celui-ci laisse cependant certains fans sceptiques, décontenancés qu’ils sont par ce changement de son. Ils sont extrêmement minoritaires, mais c’est assez pour marquer Darin Morgan. Sans compter que les inquiétudes autour de l’épisode ont conduit à quelques altérations par prudence. Selon Darin Morgan, « on sentait que tout le monde était vraiment nerveux et incertain, et je pense que l’épisode en a souffert d’une certaine façon » [A Conversation With ‘X-Files’ Legend Darin Morgan, par Ben Lindbergh, The Ringer, 24 janvier 2018]. Résultat : « J’étais tellement déprimé après Humbug que j’avais des pensées suicidaires. Alors je me suis dit, je vais écrire à propos d’un personnage qui se suicidera à la fin de l’épisode » [Not Just a Fluke: How Darin Morgan Saved The X-Files, par Jonathan Kirby, Pop Matters, 28 octobre 2007]. Et c’est ainsi que vit le jour Clyde Bruckman’s Final Repose, qui valu à Darin Morgan l’Emmy Award du meilleur scénario en septembre 1996. Peter Boyle (Clyde Bruckman) remporta quant à lui celui de la meilleure guest star.
Darin Morgan signa encore deux épisodes de la troisième saison avant de quitter la série, épuisé par le rythme de la télévision et perturbé par l’accueil parfois contrasté que ses épisodes, si différents des autres, recueillaient auprès des fans. Pour son dernier scénario, Morgan est revenu à la toute première idée qu’il avait eue pour la série, à l’été 1994, quand son frère Glen lui avait demandé de réfléchir à un épisode : celle de deux personnes qui se font enlever par deux extraterrestres qui est lui-même, à son tour, enlevé par un troisième alien ! C’est le point de départ de son plus grand épisode : Jose Chung's 'From Outer Space'.
NOTES DE PRODUCTION
Kim Manner a été recruté pour réaliser le dernier épisode de The X-Files écrit par Glen Morgan et James Wong, « Die Hand Die Verletzt » [2.14]. Manners avait cotoyé le duo sur les plateaux des séries Stephen J Cannel sur lesquels ils avaient travaillé ensemble. Manners se fit immédiatement remarquer : Chris Carter se trouvait sur le plateau alors qu’il filmait la scène de confession de Maddie à Mulder et Scully.
Carter observa alors le travail original de Manners qui faisait tourner la caméra autour des comédiens, créant une rupture de la règle des 180° – selon laquelle un personnage doit rester toujours du même côté de l’écran lors d’une scène de discussion filmée en champ / contre-champ – au moment précis où cette histoire bascule vers l’horreur après un premier acte quasi-comique. Kim Manners, une personnalité vite adorée de tous sur le plateau, ne tarderait pas à être rappelé pour mettre en scène un autre épisode : « Humbug ». Tandis qu’il travaille à la préparation de celui-ci, Kim Manners croise, dans le hall de l’hôtel de Vancouver où séjournaient les membres de la production venus de Los Angeles, le créateur Chris Carter. Celui-ci lui propose, en passant, de rejoindre l’équipe de manière permanente, en tant que producteur, pour remplacer David Nutter que Morgan et Wong ont emmené avec eux sur Space Above and Beyond. Kim Manners, qui aime plus que tout travailler dans une ambiance familiale avec des gens dont il est proche, n’espérait que ça.
Reste que réaliser Humbug n’est pas une tâche facile. Stressé par le ton inhabituel de ce que Darin Morgan a écrit, le réalisateur décide d’une approche très sérieuse du matériel : « J’avais vraiment très peur. Cela faisait 16 ans que je réalisais pour la télévision et c’était la première fois que je me suis retrouvé réellement effrayé depuis la réalisation de mon tout premier épisode. J’avais le sentiment que le script était drôle, et que si je le mettais en scène sérieusement en laissant la comédie percer, l’épisode serait réellement drôle aussi, » expliquait Kim Manners en 1995. « J’ai essayé de me tenir éloigné du slapstick et de de la parodie. C’était une lutte. L’idée, c’est qu’il ne fallait pas qu’on se dise que c’était ‘X-Files : la comédie’, mais bien ‘c’est X-Files, et c’est un épisode amusant’ » [Making Humbug, par Paula Vitaris, Cinefantastique, octobre 1995].
Tout le monde était un peu nerveux de la réception qu’il allait recevoir, mais ce petit chef d’œuvre à l’humour remarquablement humain et intelligent, qui comporte une idée formidable toute les dix secondes, s’imposa comme un classique instantané. « Si cet épisode, le premier épisode comique, avait été affreux, et il y en a eu des affreux, alors cela aurait pu être la fin de ce genre-là, » avance Darin Morgan. « On aurait pu se dire : on a essayé, ça a été un désastre, ne recommençons plus » [A Conversation With ‘X-Files’ Legend Darin Morgan, par Ben Lindbergh, The Ringer, 24 janvier 2018]. C’est tout le contraire qui s’est passé, et après Humbug, la comédie est devenue un genre à part entière de The X-Files, qui produirait désormais plusieurs épisodes chaque saison dont l’objectif serait au moins autant de faire rire que de faire peur.
Kim Manners se retrouva aussi confronté à une difficulté beaucoup plus pragmatique : reconstituer la Floride début février à Vancouver ne fut pas simple. Un matin, l’équipe découvrit avec horreur qu’il avait neigé pendant la nuit, alors qu’ils devaient tourner en extérieur la scène de l’enterrement du début de l’épisode. Les équipes techniques s’activèrent alors à faire fondre le manteau blanc à coup d’eau chaude, tandis que Kim Manners tournait ses plans les uns après les autres, en fonction des zones d’arrière-plan qui avaient été déneigées.
De même, la Créature (l’artiste de cirque au tatouage-puzzle, qui mange n’importe quoi) dû de se baigner dans une rivière par des températures, disons, très, très fraîches, qu’un ciel tout bleu ne trahit pas. Pour la séquence où il offre un cafard à manger à Scully, une copie comestible avait été fabriquée. Mais l’actrice accepta d’en mettre un réel dans sa bouche, qu’elle recracha après que le réalisateur eut crié ‘‘coupez !’’.
Chris Carter n’a jamais tari d’éloges sur les membres de son équipe technique. « Nous devons beaucoup à John Bartley, qui est notre fantastique directeur de la photographie. Il a rendu la série si belle et si sombre. Il connaît bien la sensibilité de X-Files. Il y a aussi Graeme Murray, notre chef décorateur qui, à chaque épisode, va trouver un moyen de faire encore un peu mieux. C’est une rareté dans ce métier » [Alien Sex Fiends, Rolling Stone Australia, automne 1995]. A partir de « Humbug », plusieurs d’entre eux sont désormais crédités pendant les premières scènes, et non plus dans le générique de fin qui, à la télévision américaine, défile à toute vitesse. C’est une façon de les remercier de leurs prouesses par une plus grande visibilité. Cette promotion concerne le monteur de chaque épisode, Graeme Murray et John Bartley.
Darin Morgan a du monde une vision apocalyptiquement sombre, irrémédiablement désespérée. C’est de cela qu’il retire son humour très particulier, presque unique, d’une infinie justesse et d’une grande finesse. « Humbug » est remarquable de bout en bout, dans le sujet, le fond et la forme. Kim Manners, à l’aise comme personne parmi les freaks, sait donner vie à ce scénario à la perfection. Un véritable moment de grâce, qui s’est inscrit durablement dans les mémoires de ce qui ont eu la chance de le voir. Sa plume, unanimement célébrée, est restée incroyablement rare. Outre ses quatre épisodes de la première période de The X-Files, il a signé deux épisodes de MillenniuM pendant la saison 1996 / 1997. Il ne signera de nouveaux scénarios que plus de dix ans plus tard, dans deux séries de son frère, Tower Prep (2010) Intruders et Those Who Kill (2014). En 2005, il avait failli signer un épisode du remake de Night Stalker par Frank Spotnitz, mais la série avait été annulée juste avant que son épisode entre en production. C’est son scénario de Night Stalker retravaillé qui devint l’épisode de son retour sur The X-Files, Mulder & Scully Meet The Were-Monster en 2016. En 2018, il livre un autre épisode, commentaire acerbe sur l’ère Trump, The Lost Art of Forehead Sweet.
Quand peut-on espérer profiter à nouveau de sa plume ? « Ça dépend de si je peux payer mon loyer ou pas. Je ne sais pas quoi vous dire. C’est vrai en fait. Je ne travaille pas si je ne suis pas obligé. Je ne travaille que quand j’ai en absolument besoin » [A Conversation With ‘X-Files’ Legend Darin Morgan, par Ben Lindbergh, The Ringer, 24 janvier 2018].