Séries TV : quand les systèmes américains et français convergent malgré eux...
Les séries américaines et françaises sont écrites et produites de manière très différente. Cette différence s’incarne dans un poste-clef : le « showrunner », ce scénariste / producteur qui dirige une série comme une petite entreprise, et en supervise tous les aspects créatifs. Mais ces dernières années, les deux modèles convergent, ce qui tient tout autant aux progrès faits en France qu’à la dégradation des conditions de travail des scénaristes américains.
Pour la deuxième année consécutive, le programme Boulevard des séries – La Fabrique, porté par la Villa Albertine, a envoyé à Los Angeles en octobre-novembre 2022 un groupe de neuf scénaristes, huit français et un Québécois, dont je faisais partie. Au programme de ces trois semaines : la découverte du processus de production des séries américaines. Ce système inégalé permet, quand il fonctionne parfaitement, de conjuguer l’expression d’une vision artistique d’auteur avec une quasi-industrialisation de l’écriture et du tournage.
Un modèle américain en plein bouleversement
Ce voyage est intervenu à un moment d’intenses bouleversements. Après une période de croissance exponentielle, les streamers ont tous connu des difficultés en 2022, et s’interrogent sur leur modèle économique. Des plans d’économies accompagnés de vagues de licenciements sont mis en œuvre à Netflix, Disney+ et HBO Max, tandis que de nouvelles fusions continuent de se négocier en coulisses. Cette année, Warner et Discovery se sont mariés, alors que l’absorption de 20th Century Fox par Disney est encore très récente.
Malgré cet environnement chamboulé, la production de séries se maintient à un niveau exceptionnellement élevé : plus de 500 saisons de séries ont encore été produites aux États-Unis en 2022. Et c’est sans compter les séries internationales, qui se font de plus en plus de place sur le territoire américain. Lors des derniers Emmy Awards, les prestigieuses récompenses des séries, remises en septembre, une série internationale qui n’a pas été tournée en anglais, Squid Games, a multiplié les nominations. Son comédien principal, Lee Jung-jae, a remporté le prix du meilleur acteur dans une série dramatique. L’événement n’est pas passé inaperçu auprès des studios américains, qui veulent participer à cette expansion à l’international.
Ce contexte mouvant vient transformer un système mis en place dans les années 50 et 60. Les trois grand Networks de l’époque, ABC, CBS et NBC voulaient fidéliser leurs téléspectateurs et leurs clients, les acheteurs d’espaces publicitaires, par une programmation stable sur l’année. Il leur fallait donc commander un grand nombre d’épisodes, jusqu’à plus de 30 par saison, encore traditionnellement 22 aujourd’hui. Le tournage des séries s’étalait en conséquence tout au long de l’année, à flux tendu. C’est ainsi que les scénaristes de télévision américains sont devenus producteurs, chargés de maintenir sur les rails ce train lancé à grande vitesse. Au départ, le système reposait sur de nombreux scénaristes freelances, qui travaillaient sous l’autorité du responsable de la série. Avec l’introduction d’intrigues feuilletonnantes de plus en plus complexes, ces scénaristes indépendants ont progressivement disparu. À partir des années 70 – 80, le modèle de la writers room s’est imposé, avec ses scénaristes sous contrat à l’année, pleinement immergé dans l’univers créatif de la série sur laquelle ils travaillent.
La writers room, centre de formation des scénaristes
À tout moment, il faut veiller sur plusieurs épisodes : l’histoire d’un premier est en train d’être élaborée, le scénario d’un deuxième est en cours de rédaction, un troisième est en préproduction, un quatrième en tournage, et un cinquième épisode se trouve sur le banc de montage, bientôt livré au diffuseur. C’est ce qui explique que les séries américaines soient incroyablement réactives : si un nouveau personnage impressionne, les auteurs peuvent immédiatement développer son rôle. Il est aussi facilement possible d’intégrer des événements d’actualité aux scénarios : un épisode y faisant référence peut arriver à l’antenne moins de trois mois plus tard.
Évidemment, la charge de travail est énorme. Pour y faire face, le showrunner délègue des tâches aux auteurs de sa salle d’écriture, qui ont des grades en fonction de leur expérience. Un scénariste qui signe un épisode est ainsi invité à le produire, en le suivant à ses différentes étapes : réunions préparatoires, tournage et post-production, pour s’assurer que le résultat final reste conforme à la vision du créateur de la série. C’est ainsi que les scénaristes américains peuvent acquérir l’expérience nécessaire pour devenir eux-mêmes showrunner lorsqu’ils créeront leur propre série.
Mais ce système conçu pour les grands volumes se grippe aujourd’hui. Les nouveaux diffuseurs commandent des saisons de plus en plus courtes : seulement dix, huit ou parfois six épisodes. Parallèlement, le temps dévolu au tournage s’allonge, pour obtenir des valeurs de productions qui rivalisent avec le grand écran. En conséquence, le délai entre les saisons devient de plus en plus long. Ainsi, il faudra attendre deux ans après la fin de la diffusion de la première pour voir la deuxième saison de la série Lord of the Rings. Dans ces conditions, il ne fait plus sens de garder l’ensemble des scénaristes sous contrat à l’année. Les streamers ont inventé la mini-room : les scénaristes sont payés à la semaine seulement le temps d’écrire une saison, dont l’ensemble des épisodes sont scénarisés avant le début du tournage. Lorsque celui-ci commence, seul reste le showrunner, les autres scénaristes sont libérés – et doivent chercher une autre série pour occuper leurs prochains mois et maintenir leurs revenus. Plus question, dans ce nouveau système, d’envoyer les scénaristes juniors sur le tournage pour suivre la production de leur épisode. Parfois, même le directeur d’écriture est libéré avant le tournage, comme sur certaines séries Marvel, où le producteur non-scénariste se voit comme l’unique showrunner des projets. Mais plusieurs questions se posent : d’une part, celle de la précarisation grandissante des scénaristes et, d’autre part, celle de leur formation. Comment faire aujourd’hui pour acquérir l’expérience nécessaire pour devenir l’un des showrunners de demain ?
Les premiers signes d’une pénurie de scénaristes-producteurs qualifiés se font sentir, et certains sont pessimistes sur les années à venir – c’est une des explications de l’intérêt d’Hollywood pour les talents internationaux.
En France, l’émergence du showrunner
Ces problèmes, les Français les connaissent bien, puisque ce que les Américains appellent mini-room est notre modèle standard d’écriture des séries ― à ceci près que, jusqu’à une période assez récente, nous n’avions pas de showrunners. Traditionnellement, nos producteurs assuraient la direction artistique des séries, en laissant une grande liberté créative à des réalisateurs pourtant arrivés très tard sur les projets – contrairement au cinéma, ils ne sont généralement pas associés à l’écriture et récupèrent des scénarios déjà validés par le diffuseur. Il est difficile, dans ces conditions, de maintenir une grande cohérence de vision.
Depuis une quinzaine d’années, une prise de conscience est intervenue. Pour produire des séries aussi puissantes et addictives que celles des anglo-saxons, capables de tenir la distance sur plusieurs saisons, il est nécessaire qu’elles soient imprégnées d’un point de vue d’auteur fort. Cette évidence s’est incarnée dans des séries comme Engrenages, Un Village Français et Le Bureau des Légendes, dont les showrunners respectifs étaient Anne Landois, Frédéric Krivine et Éric Rochant.
Mais ces expériences, à chaque fois singulières, sont loin de faire système. Pour faire émerger en masse des figures de showrunners en France, il faudrait parvenir à dépasser un défi de taille : l’inexpérience des scénaristes.
Bien souvent, un primo-créateur de série n’a aucune expérience du plateau de tournage, ni de la post-production. Dans ces conditions, trouver sa place est difficile. Pour garder le contrôle sur sa création, un scénariste français doit faire preuve de détermination, de persévérance, et d’une grande capacité à apprendre sur le tas. Il n’existe aucun process pour standardiser l’acquisition de cette expérience. Tout juste peut-on signaler un effort réel pour développer et moderniser les formations initiales, qui mettent davantage l’accent sur la production artistique. Cependant, aussi bien pensée soit-elle, une formation en école ne peut pas remplacer l’expérience de terrain. Pour rester impliqués, les scénaristes français restent très dépendants du bon vouloir de leurs partenaires producteurs et réalisateurs. C’est d’autant plus vrai que nos diffuseurs sont restés très passifs, visiblement peu désireux de se mêler de ce qu’ils perçoivent comme des luttes de pouvoir entre créatifs. La distance trop grande entre nos chaînes et les scénaristes créateurs de série est pourtant un obstacle réel au développement d’une meilleure offre.
Une grève de scénaristes pour redresser la situation ?
Les scénaristes américains sont bien décidés à prendre le problème à bras le corps. La Writers Guild of America a mis en place depuis plusieurs années son propre module de formation, le showrunner training program, porté par Jeff Melvoin. Il est notamment centré sur la transmission des compétences managériales nécessaires pour faire tourner efficacement une série. Cette offre se révèle cependant insuffisante par rapport aux besoins actuels. C’est pourquoi le Syndicat des scénaristes américains travaille actuellement à la mise en place d’un second programme, destinés à des scénaristes junior ou mid-level, afin de transmettre l’expérience de la production d’un épisode qu’ils ne peuvent plus acquérir au sein des mini-rooms.
Mais la WGA ne veut plus continuer de faire face seule aux problèmes créés par les changements profonds provoqués par les nouveaux diffuseurs. D’autant qu’un autre conflit oppose la Guilde aux streamers : ceux-ci, contrairement aux chaînes linéaires traditionnelles, ne versent aux scénaristes pratiquement aucun residuals, l’équivalent américain des droits de diffusion français.
Le contrat qui lie la Writers Guild of America à l’Alliance of Motion Picture & Television Producers, qui représente les studios est établi pour trois ans. La dernière version expirait le 1er mai. En l’absence d’accord sur son successeur, les scénaristes américains se montrant fermes sur leurs revendications, une grève des scénaristes a démarré à la fin du printemps. Elle est toujours en cours, dépassant déjà la durée de la grève précédente, en 2007-2008, qui avait totalement bloqué Hollywood pendant 100 jours. Les négociations sont particulièrement difficiles – elles sont restées au point mort entre mai et la mi-août. L’AMPTP consacre pour l’instant l’essentiel de son énergie à (mal) communiquer dans les journaux économiques Hollywoodiens, qui appartiennent aux mêmes groupes industriels que les studios. Le 25 aout, l’AMPTP a engagé une agence de communication de crise, après une série de communiqués désastreux faisant suite à la timide reprise des négociations.
En France, nous sommes encore loin de ce niveau de solidarité collective et de coordination. Pour le scénariste français de série, le chemin du progrès est plus progressif et plus lent. Il nous revient de nous inspirer des expériences américaines, passées et actuelles, pour que ce chemin se prolonge. Il serait regrettable que la convergence entre nos deux systèmes ne repose que sur les reculs intervenus aux États-Unis ces dernières années.